Scolarité longue et sans accrocs, diplômes en poche, contrats de travail… Le scénario est bien rodé lorsque l’on a toutes les cartes en main pour rentrer dans la “vie active”. Pourtant, de plus en plus de jeunes semblent bifurquer vers un autre chemin, d’apparence plus précaire. Loin des carcans qu’on leur a vendu toute leur jeunesse, ils décident de reprendre leur vie en main loin d’un cadre de travail qu’on leur offre pourtant clé en main. Alors pourquoi ceux que l’on dit appartenir à la “génération Y”, qui regroupe les jeunes nés entre 1980 et le milieu des années 90, tournent-ils le dos à la carrière qui les attend pourtant à bras ouverts ?
“Qu’est-ce que tu voudrais faire plus tard ?” À cette question, comme une sempiternelle ritournelle, nous avons tous répondu lorsque nous étions enfants. Médecin, avocat, pompier, astronaute. Pourtant, passé le cap de la vingtaine, ces idéaux semblent bien loin et les études choisies par les étudiants belges qui terminent leurs examens en sont une pièce à conviction. “J’ai toujours voulu être une ‘business girl’, perchée sur ses talons pour sortir de la campagne où j’avais grandi“, assume Constance lorsqu’il s’agit d’évoquer les motivations qui l’ont aidée à décrocher son master en communication d’organisation et relations publiques.
“Je voulais exceller dans ma carrière, vivre pour mon job, être la ‘tante que tout le monde adore’. Je rêvais d’être admirée, d’impressionner par ma carrière.” Dans la maison cossue de ses parents, à Somzée en région namuroise, cette jeune femme de 26 ans est “community manager” pour la branche européenne d’une marque américaine d’électroménagers. Chaque jour depuis février 2020, en plusieurs langues, elle alimente les réseaux sociaux de ce grand nom des ustensiles culinaires.
Mais alors que cet emploi lui laisse entrevoir les opportunités d’évolution professionnelle dont elle a toujours rêvé, bercée par les séries américaines, la Namuroise décompte les mois avant de pouvoir se libérer de ce carcan professionnel qui l’oppresse chaque jour un peu plus. “Pendant des semaines j’ai été confinée chez moi à poster des recettes de pesto ou des photos de robot ménager le cœur lourd. Je me disais ‘est-ce que c’est moi qui suis fainéante et qui ne sais pas me complaire dans mon travail ?’“
Sortir du cadre
Aujourd’hui, Constance n’ambitionne plus de “faire carrière”, ni pour son employeur actuel, ni pour un autre. Elle souhaite se reconnecter avec elle-même grâce à un emploi qui lui ressemble. Cette trajectoire, ils semblent chaque année de plus en plus nombreux à l’entreprendre, les rêves égratignés par des premières expériences pro peu en phase avec leurs idéaux. C’est le cas de Gaëlle, 29 ans. Doublement diplômée, en architecture d’intérieur en français langues étrangères, cette Liégeoise a décidé que 2021 serait l’année où elle donnerait du sens à son travail.
De retour de plusieurs voyages, notamment en Asie et en Amérique du Sud et avec un emploi de professeur de langues qui ne l’occupe qu’une journée par semaine, elle a décidé de se lancer dans la maroquinerie traditionnelle. “Je me suis dit j’ai déjà tout perdu, est-ce que ce n’est pas le moment de me lancer dans quelque chose qui correspond mieux avec le style de vie que j’ai envie de mener ?’“, se souvient-elle.
Exit les journées à compter les heures qui la séparent de la fin de journée dans une boutique qu’elle se souvient avoir détesté lorsqu’elle a terminé ses études, fini aussi d’enchaîner contrat de remplacement sur contrat de remplacement en tant qu’enseignante… Pourtant, Gaëlle aurait pu “se ranger” dans une vie plus confortable, CDI en poche. “J’ai refusé plusieurs CDI car ça m’angoisse, j’ai tellement des envies changeantes que j’ai peur d’être comme ‘bloquée’ dans quelque chose qui ne me conviendrait plus après un certain temps.“
L’indépendance qu’elle a gagnée, ses outils et ses sacs en cuir dans les mains, lui permet aujourd’hui de travailler selon son propre rythme. “Si un jour je n’ai pas envie de travailler parce que je me sens moins bien, c’est OK et si je souhaite travailler le dimanche pour être à jour dans mes commandes, c’est OK aussi. Cette liberté serait impossible dans un schéma professionnel ‘traditionnel’“, explique-t-elle enjouée.
Des idéaux multi-générationnels
Comme Gaëlle avant de prendre ce virage, 4 jeunes sur dix estimaient en 2016 qu’ils n’étaient “pas maîtres de leur destin“, selon les conclusions de la vaste enquête “Génération quoi ?”, qui a dressé le bilan des aspirations des citoyens âgés entre 18 et 34 ans. Une grande majorité (87%) estimait pourtant toujours que le travail était très ou moyennement important. Difficile donc, d’affirmer qu’il existe une désaffection du monde du travail dit “traditionnel”.
Enfin, la plupart des interviewés qualifiaient alors leur génération de “génération du changement”. À l’instar du choix de la Liégeoise, est-on en train d’assister à un basculement dans le monde du travail initié par les jeunes ? “Quand on enquête sur les ambitions entre le salariat et l’entreprenariat, être sous contrat d’employé ou être son propre maître, on se rend compte que les jeunes sont davantage demandeurs d’être indépendants“, note François Pichault, sociologue à l’Université de Liège et auteur de “Pour en finir avec la génération Y… enquête sur une représentation managériale“.
“L’intention est généralement de choisir ses horaires, de travailler plus librement, etc. Mais on constate que, paradoxalement, l’entrée sur le monde du travail se fait toujours essentiellement via un contrat de travail ‘traditionnel’.” L’idée d’une génération qui bouscule les codes est donc peu vraisemblable puisqu’ils et elles semblent continuer à se conformer au schéma le plus traditionnel comme une porte d’entrée pour se frotter à une première expérience d’emploi.
D’autant que les idéaux d’un emploi épanouissant, stimulant et où nécessité économique rencontre bien-être semblent être des valeurs qui gangrènent l’ensemble de la société. “Ce qu’on attribue aujourd’hui aux plus jeunes générations s’applique en fait aussi aux autres catégories d’âge. Lors d’une étude sur le rapport au travail réalisée sur un échantillon des 1000 personnes issues de la génération Y et de deux autres générations, nous n’avons pas été capables de relever une différence très marquée entre les trois générations“, précise le sociologue qui l’assure : “Ce n’est pas aussi radical que ce que l’on dit.“
Toujours est-il qu’un Belge sur cinq dit s’ennuyer au travail, selon une enquête de Sécurex. À l’instar de l’expérience vécue par Constance et ses recettes de pesto, 10% des travailleurs sous contrat de Belgique jugent leur emploi ennuyant et sans intérêt. Des statistiques qui permettent, en partie de comprendre, ce qui pousse chaque année de nouveaux jeunes vers la sortie d’un poste pourtant prometteur aux yeux de certains.
Un choix pas si simple
Le plus dur, racontent ceux qui ont franchi le cap de tout quitter pour endosser un modèle de travail différent, c’est de se défaire du regard de ses proches, d’abord, puis dans un sens plus large, de la société. “Mon père m’en a voulu lorsque j’ai refusé le CDI qu’on m’avait proposé parce qu’il jugeait que c’était une opportunité en or et que je passais à côté de quelque chose qu’on ne me proposerait peut-être plus jamais“, raconte Gaëlle.
Pour Sébastien, le constat est identique : “Beaucoup de gens autour de moi qui me disent qu’ils seraient déstabilisés dans ma situation car ils se demandent ce que je veux faire de ma vie. Quand on sort du schéma traditionnel, on se rend compte que ça étonne tout de suite.“
À 32 ans et titulaire d’un Master en journalisme, il a laissé tomber son travail de rédacteur dans un quotidien de presse régionale en 2017. Lassé par la pression permanente pesait sur ses épaules. Il raconte avoir décidé de “travailler pour vivre” et non plus l’inverse. “Pourtant, j’étais vraiment passionné. L’apothéose de ma ‘carrière’ a été lors des attentats de Bruxelles. J’avais carrément affiché une carte de Bruxelles dans ma chambre, qui référençait toutes les planques des jihadistes présumés.“
Mais le trentenaire accuse un trop-plein. Au bout du compte, il confie garder un bon souvenir de ce métier qu’il a exercé souvent cloîtré derrière son ordinateur et disponible 24 heures sur 24 pour répondre aux déconvenues de l’actualité. “J’ai eu le déclic, je sentais que je tombais dans une forme de léthargie, se souvient-il. Je me suis dit ‘merde, tu n’as qu’une vie’.“
Il s’envole alors pour Taïwan puis parcoure la Nouvelle-Zélande et une partie de l’Asie. Avec les frontières, c’est aussi les modes de travail qu’il traverse, bien loin des idéaux de “farniente” qui minent les conversations qu’il a avec ses proches restés en Belgique.
Sébastien n’a jamais arrêté de travailler pour autant mais il opte très vite pour une façon moins conventionnelle de subvenir à ses besoins : multiplier les expériences. Exit la vie à chercher les idées d’articles pour générer un maximum de clics coincé derrière son ordinateur, il devient tour à tour vendeur de gaufres sur un marché asiatique puis fermier dans une exploitation néo-zélandaise.
L’ex-journaliste a aujourd’hui changé de perception et voit à court terme à quoi lui sert le pécule qu’il gagne via ses différentes expériences. Peu à peu, c’est son rapport à l’argent qui évolue. “Tout ce que tu obtiens, c’est une forme de fierté car tu t’es mis en danger pour l’avoir, tu as travaillé dur, littéralement. Quand je travaillais en Belgique, c’était comme si ça m’était dû. Il y a un côté dépassement à chaque jour faire quelque chose de plus et ça permet aussi de se concentrer sur l’essentiel.“
La confusion entre emploi et travail
“Je me disais toujours ‘est-ce que je suis normale’ ?“, se souvient Gaëlle lorsqu’il s’agit d’évoquer son ressenti alors qu’elle vagabondait toujours d’un emploi à l’autre. “Ça a vraiment été difficile pour moi de me sentir différente. Je voyais mes amis qui se mariaient, achetaient une maison, avaient des enfants.” Le contraste est entier pour cette presque trentenaire qui a à nouveau posé ses cartons chez ses parents, le temps de donner une nouvelle perspective à sa vie.
Constance partage le point de vue de la Liégeoise. Pour comprendre ce qui clochait chez elle, elle a été jusqu’à rendre visite à une psychologue. “C’est difficile car je ne voulais pas sortir de cette image de la petite fille modèle. J’ai toujours eu cette pression d’être dans les rails, de tout réussir pour ne pas décevoir mes parents. C’est le fait d’aller chez une psy et d’en parler qui m’a permis de me détacher des attentes familiales et sociétales.“
Selon Jean-François Orianne, sociologue du travail à l’ULiège, “dès que le travail n’est pas marchandisé, il est représenté comme n’ayant aucune valeur aux yeux de la société“. En d’autres termes, la seule valeur de travail valorisée à la fois par la société et par les institutions politiques est celle qui rapporte de l’argent.
C’est pourquoi il fait la distinction entre les notions d’emploi et de travail. “On confond assez souvent ces deux notions dans le langage commun et politique véhiculé par les médias. Ce ne sont pas des notions équivalentes parce que la vie de travail ne se limite pas au seul emploi salarié duquel de nombreuses personnes, par leur expérience, sont exclus“, explique-t-il.
“On a retenu l’emploi pour exclure ce qui n’a pas de valeur marchande“
Dès lors, sortir d’un cadre d’emploi, encadré par un contrat de travail est vu comme marginal, déviant ou simplement bizarre. En cause : cela sort de toutes les cases assumées par le système économique belge. “La société met sur un piédestal l’emploi, notamment via le droit du travail fordiste et industrialisé qu’on fait correspondre au statut d’employé, précise le sociologue. On a retenu l’emploi pour exclure ce qui n’a pas de valeur marchande. C’est codifié dans le droit de la sécurité sociale à l’emploi.“
“Je me sens prise comme dans une machine que je ne maîtrise pas“, confirme Constance. Ainsi, se lancer comme artisan ou partir exercer des petits boulots à l’étranger n’entre dans aucun schéma conçu par la société et peut donc être mal perçu, surtout lorsque des possibilités d’options plus “normées” existent. “Par exemple, le travailleur bénévole n’a aucun statut, la mère de famille non plus. Or, s’occuper des enfants ou des tâches ménagères est un travail à part entière, qui prend du temps physiquement et moralement“, analyse Jean-François Orianne. L’emploi salarié est la norme absolue et le statut d’indépendant est beaucoup moins sécurisant.
Même si le chemin vers l’acceptation de ces nouveaux modèles de travail est en marche, cela se matérialise encore majoritairement dans la tête d’une grande partie de citoyens par une insécurité à la fois sociale puisqu’on perd tout statut valorisé aux yeux du collectif mais aussi économique puisqu’on ne peut prétendre à aucune allocation financière.
Quitter le rang en attendant un modèle nouveau
“Une vie bien rangée avec des horaires fixes à respecter chaque semaine n’est pas quelque chose qui me fait envie à l’heure actuelle“, insiste pourtant Gaëlle. Alors entre ses envies personnelles et les diktats d’une société qui réduit la valeur du travail au seul emploi, elle a choisi l’option de l’indépendance, quoi qu’il en coûte. “La question se pose quand même toujours au jour le jour de savoir si je vais pouvoir payer ce que j’ai à payer. Quand j’étais plus jeune, tout le monde me disait de faire un plan d’épargne. Mais ce n’est pas du tout dans le modèle de vie que j’ai envie de vivre.“
“Chaque choix est un sacrifice, moi j’ai sacrifié la belle maison, les enfants, la vie confortable…“
“J’ai plus de liberté car c’est moi qui choisis ce que je veux faire mais chaque choix est un sacrifice et moi j’ai sacrifié la belle maison, les enfants, la vie confortable que j’aurai pu rapidement avoir, peut-être la retraite aussi“, relativise de son côté Sébastien. Il est de retour en Belgique depuis le début de la pandémie de coronavirus mais compte bien repartir dès que possible. La retraite ? Il ne la voit plus comme un aboutissement. “La plupart des gens sont sans cesse en train de nous dire de penser à notre ‘avenir’. Mais, et notre présent alors ?“
“Le droit et les institutions ne permettent pas à ces jeunes de travailler selon les conditions qui leur sembleraient justes“, réagit Jean-François Orianne. Ainsi, oppressé par un système qui les restreint, ils décident de créer leurs propres modèles. “Il y a une pression générationnelle qui renvoie à quelque chose d’archaïque basé sur une forme de sécurité que les anciennes générations souhaitent reproduire car elles ne se rendent pas compte que les priorités ont changé.“
Le sociologue estime que le “vrai combat” des nouvelles générations est de “refonder le modèle de sécurité sociale sur le travail et non sur l’emploi”. Mais si certaines avancées sont observables, le chemin passera forcément par une refonte des droits sociaux qui découlent de la valeur du travail.
En attendant, François Pichault confirme que le modèle des “indépendants professionnels” ou “freelance” est en pleine expansion et que lorsqu’on a expérimenté ce statut qui laisse un fort arrière-goût de liberté, difficile de revenir en arrière. Selon le sociologue liégeois 75% des travailleurs freelance ne veulent pas revenir dans un schéma de travail “traditionnel”.
Le privilège de trouver de l’inconfort dans son confort
Ces considérations, aussi louables soient-elles, nécessitent quand même un certain capital de départ. “Cela concerne les jeunes dont le capital culturel et économique est suffisamment important“, précise François Pichault avant d’être rejoint par Jean-François Orianne. “Ils ont une capacité forte de choix. Mais aujourd’hui quitter son emploi est aussi un geste plein de sens dans lequel se retrouvent toute une série de personnes, pour se reconnecter aux valeurs qu’ils veulent défendre.“
Se reconnecter à des valeurs plus proches des siennes, c’est la volonté de Constance, qui attend que les conditions soient propices à quitter son emploi pour partir à l’étranger. En attendant, elle prend son travail avec plus de recul, condition sine qua non de son bien-être. “Chacun a sa vision du confort et là, le prétendu confort que j’ai dans mon job, il est inconfortable. Il est rassurant économiquement mais il ne me fait pas me sentir bien et j’estime que j’ai de la chance de m’en rendre compte maintenant.“
Article rédigé par Maxime Fettweis pour la RTBF, publié le samedi 19 juin 2021 à 07h00